"Nono"

    Par ici, les gens m’appellent Cumulo.
    Il faut avouer qu’avec mon humeur changeante, je suis tantôt petit, tout blanc ou quasi transparent, tantôt grand, voire énorme et tout foncé, mon véritable nom change aussi tout le temps. Alors, plutôt que cumulus, altocumulus, cirrocumulus, cumulonimbus… et j’en passe, j’ai opté pour “Cumulo”. Vous me direz que j’aurais pu m’appeler tout simplement “nuage”, mais je trouve que ce nom est bien trop commun et qu’il ne reflète pas ma vrai personnalité.
    Les habitants d’ici pensent que, comme mes collègues, je suis un éternel voyageur et qu’en dehors de quelques colères noires, je ne fais que passer au-dessus de leurs têtes. Pourtant, il n’y pas plus casanier que moi et mes colères pendant lesquelles, il me faut l’admettre, je me fais bien entendre, sont peu fréquentes. En fait, j’excelle dans l’art du camouflage et si vous êtes persuadés que je suis parti au loin, je me suis simplement éloigné en prenant de l’altitude et je reste toujours prêt à revenir dans ma région de prédilection.
    Car oui, j’aime cette belle région, propice à mes constants changements de formes. Région ni trop chaude qui me chasserait de longs mois, ni trop froide pour me changer en neige ou pire, en glaçons. C’est donc grâce à ma longue présence sur place et aussi bien sûr, grâce à mes dons d’observation que je suis en mesure de vous conter cette histoire.
    Des histoires, j’en ai tout un stock. Du fait de ma position, je vois et j’entends tout et cela en toute discrétion. Je pourrais vous en dire de belles sur les comportements humains au fil des temps. Cependant, aujourd’hui, je vais vous parler d’un personnage que je trouve attachant et qui a passé toute sa vie dans ce lieu que je connais bien.
    A Villelongue, tout le monde l’appelait « Nono ». Comme il est né le soir d’un 25 décembre, ses parents l’ont tout naturellement prénommé Noël. Cela aurait pu être Jésus mais il se trouve que ce prénom est très rarement donné dans la région.
    Ses copains le plaignaient bien ; avoir son anniversaire et sa fête le même jour et en plus, de Noël, ce n’était vraiment pas de chance. Même en imaginant un cumul de cadeaux offerts le même jour, dans son milieu familial fort modeste, il ne fallait pas s’attendre à des choses extraordinaires pour le jour de Noël.
    J’ai commencé à le voir plus régulièrement quand, petit garçon, il se rendait à l’école du village en balançant son cartable à bout de bras. Dans sa classe, Nono était toujours assis au fond ; pas près du radiateur comme certains aimeraient me l’entendre dire, d’autant plus que le chauffage, un gros poêle à bois, était installé au centre de la salle de classe. Avec Nono, pas de problème de discipline, il se tenait tranquille en mettant beaucoup d’application à tenter de suivre les leçons du maître. Celui-ci avait prévenu ses parents, qui s’en doutaient un peu : Nono n’aurait pas le niveau pour se présenter au certificat d’étude.
    Même si, certains dans le village le traitaient d’idiot, il ne l’était pas. Seulement un peu lent, limite simplet et si le maître d’école avait pu y consacrer plus de temps, il aurait pu tirer bénéfice d’une aide particulière. Sans penser au certificat d’étude — ne rêvons pas — il aurait pu acquérir une plus grande aisance dans les savoirs de base (lecture, écriture et calcul) qui étaient, chez lui, restés assez limités.
    Physiquement, Nono était un garçon d’allure ordinaire. Ni petit ni grand, ni gros ni maigre, la démarche un peu hésitante avec un air doux et gentil sous une touffe de cheveux bruns un peu trop longs pour la mode de l’époque. On le rencontrait toujours dans sa salopette bleue qu’il affectionnait particulièrement avec ses grandes poches ; c’est ma tenue de travail disait-il mais, en fait, c’était sa tenue tout court.
    A la fin de sa scolarité, l’année de ses quatorze ans, le père de Nono travaillant chez le maraîcher du pays, avait fait embaucher son fils comme aide-jardinier ; cela lui permettait de garder un œil sur lui. A condition de ne pas lui confier de tâches trop compliquées, il faisait ce qu’on lui demandait, à son rythme.
    On s’en doute, son salaire n’était pas mirobolant, mais pour Nono, le fait d’apporter à sa famille, chaque fin de semaine, les quelques sous qu’il avait gagnés était une grande fierté.
    Puis, le temps a passé. La vie de Nono se déroulait dans une routine quasi immuable : la famille, le travail et quelques loisirs au village. Il n’avait pas vraiment d’amis, seulement des camarades qui le laissaient parfois participer à leurs jeux. Étrangement, Nono, dont on disait qu’il avait deux mains gauches, était très doué au lancer de palets et c’était un équipier recherché pour participer aux concours de palets lors des fêtes paroissiales ou autres.
    Pour ses 20 ans, on fêta son anniversaire comme à chaque fois, en toute simplicité. Pour ses parents, c’était l’occasion de lui offrir un cadeau utile, comme une nouvelle chemise, ou de remplacer sa paire de brodequins usés par des neufs, sans oublier d’y ajouter une friandise ou une orange.
    Nono était sensible à l’atmosphère particulière qui régnait alors dans le village. Son patron, le maraîcher, faisait venir des petits sapins que les familles décoraient à la maison. A l’église, la traditionnelle crèche de Noël était installée par un groupe de paroissiens œuvrant sous la direction du curé. A son grand regret, Nono était tenu à l’écart depuis qu’il avait fait tomber une statuette sur le dallage ; un berger de la crèche qui, mal recollé, était resté défiguré.
    De temps à autre, je le perdais un peu de vue. Dans la région, nous avons connu, hélas, plusieurs étés brûlants qui m’ont contraint à l’éloignement. Oh, pas longtemps et en revenant, parmi une foule d’autres choses, je m’enquerrais de mon personnage favori.
    C’est ainsi que j’ai appris le décès de son père, à la suite d’un bête accident de vélo. Nono en fut très affecté, ses parents étant au centre de sa vie depuis sa naissance. Il n’avait jamais été d’un naturel bavard, mais pendant plusieurs semaines, Nono est resté comme prostré, il ne jouait même plus aux palets.
    Sa mère — Oh, je m’aperçois que je ne vous ai encore rien dit à son sujet. Donc, sa mère… il n’y a pas grand-chose à en dire. C’était la classique mère de famille au foyer. Peu bavarde, modérément religieuse, mais active et toute dévouée à sa famille. Trois enfants ; les aînés : un garçon, Roger, qui était parti travailler à la ville voisine et une fille, Jeannine, qui était aussi mariée et que l’on ne voyait pas souvent car elle s’était installée dans un village éloigné. Restait le benjamin, Nono, résultat d’une grossesse tardive, avec ses particularités que l’on connait.
    C’est peu dire que la mort du père avait bouleversé la vie de Nono. Le maraîcher a fait savoir à la mère de son aide-jardinier qu’il ne pourrait plus le garder et que celui-ci devrait trouver un autre job. La mère, choquée par la mort de son mari, cherchait une consolation dans la religion et ne savait pas quoi faire pour son fils au chômage. Elle en parla au curé de la paroisse qui, finalement, dénicha un nouvel emploi pour son benjamin.
    Bien sûr, pour avoir déversé, bon an mal an, des tombereaux d’eau de pluie sur la région, je connais bien la ferme du Vigneau. Une exploitation à l’ancienne, 30 hectares de bonne terre, le bétail, la volaille et l’inévitable tas de fumier dans la cour près de la mare aux canards.
    Le fermier, prénommé Joseph, y conduisait son monde à la baguette. Pas un mauvais bougre, seulement un peu “près de ses sous” comme on disait au bourg. Il ne recherchait pas vraiment d’employé supplémentaire, il en avait déjà deux : le vieux Bébert, un sexagénaire célibataire toujours solide, et le grand Marcel qui, de garçon de ferme était passé au statut de gendre en mariant Éliane, la fille aînée du patron, tout en gardant son emploi. En complétant avec sa femme Josiane et sa fille cadette Annie, la ferme ne manquait pas de bras pourvu que ceux-ci soient gardés occupés.
    A l’occasion de la messe du dimanche, le curé avait insisté auprès de Joseph, disant que Nono se contenterait de peu et que l’important était de lui procurer un travail avec le gîte et le couvert. Il fut donc décidé que Nono viendrait dès le lendemain au Vigneau.
    Le lundi, de bon matin, ayant marché avec son balluchon les 3 kilomètres menant du bourg de Villelongue à la ferme, Nono arriva dans la cour où il fut accueilli par les aboiements du chien et par la jolie Annie avec ses bottes de caoutchouc et son tablier gris. Pendant la belle saison, à cette heure, les hommes étaient déjà partis aux champs et la mère occupée quelque part autour de la maison avec sa fille aînée.
    Annie avait ses consignes, elle devait conduire Nono à son nouveau logement avant de l’emmener rejoindre les hommes au champ du vieux saule.
    Au-dessus de l’étable, un grenier à foin avait été aménagé en “logement”. En fait, une partie avait été cloisonnée avec des planches, pour faire deux petites chambres. Avec une vieille moquette récupérée je ne sais où, les interstices du plancher étaient suffisamment cachés pour isoler les chambres des occupantes du dessous, à savoir les 6 vaches de la ferme. Un lit, une table et une chaise formaient l’essentiel du mobilier de la chambre avec quelques étagères. Dans la sienne, le vieux Bébert avait rajouté sa grande malle en osier qui lui servait d’armoire et aussi de siège quand la chaise croulait sous ses vieux habits. Il avait dû, à contrecœur, débarrasser la chambre voisine qu’il avait quelque peu accaparée depuis le mariage du grand Marcel et d’Éliane, puisqu’’ils logeaient maintenant tous les deux dans le bâtiment principal de la ferme.
    Pour la toilette, il y avait un robinet d’eau froide à la porte de l’étable. En effet, quelques années auparavant, sur l’insistance de sa femme et surtout de ses filles, le père Joseph s’était décidé à moderniser son installation en remplaçant les deux anciennes pompes à bras par un système de pompe électrique et de canalisations qui amenait l’eau du puits à différents points de la ferme. En revanche, pour l’eau chaude il fallait encore recourir au grand chaudron accroché dans la cheminée.
    Donc, Nono suivit Annie vers l’étable et le lourd escalier de bois qui conduisait à sa nouvelle demeure. Il se sentait comme dans un nuage (je ne parle pas de moi, bien sûr !) tout cela était nouveau pour lui ; nouveau lieu, nouveau travail, nouveaux visages, bref, une nouvelle vie qui allait chambouler ses habitudes.
    Pour Nono, Annie n’était cependant pas un nouveau visage. Plus âgée de seulement un an ou deux, il l’avait souvent rencontrée au village ; l’école des filles, tenue par des religieuses, n’était pas très loin de l’école des garçons. Dans le tourbillon d’émotions de cette arrivée à la ferme, la présence d’Annie était pour Nono comme un rayon de soleil.
    Il faut dire que malgré son âge, la vie sentimentale de Nono était proche du néant. Bien sûr, il aimait regarder les filles au village, deux ou trois en particulier, mais il n’avait jamais osé aller plus loin. Il était conscient de son handicap et avait toujours le souvenir cuisant de la fois où, dans l’euphorie d’un soir de kermesse, il avait voulu embrasser une fille de son âge qui l’avait brutalement repoussé en disant qu’il était bien trop bête pour l’intéresser. Dans ses rêves pourtant, il flirtait volontiers avec les plus jolies filles du pays, avec Annie notamment et là, aucune ne le repoussait.
    En attendant, Annie était pressée de se débarrasser de ce pauvre Nono en l’emmenant voir son père. Elle avait hâte de retrouver son presque fiancé Louis, le fils du garagiste, qui lui avait promis de passer la voir dans la matinée.
    L’angélus de midi était sonné depuis un moment quand ils se retrouvèrent tous autour de la massive table rectangulaire au milieu de la grande pièce qui servait tout à la fois de cuisine, de salle à manger et de salon avec un imposant poste de radio posé sur une large commode dans le coin opposé à la cheminée. Assis sur un banc près de Bébert et Marcel, Nono compris que dorénavant, ce serait sa place à cette table.
    Pour ce premier repas de Nono à la ferme, je n’ai pas pu m’empêcher de m’approcher afin de mieux entendre ce qui se disait. Bien sûr, cela a déclenché ensuite des récriminations, disant que de nos jours on ne pouvait plus se fier aux bulletins météo. Pourtant, je n’y suis resté qu’un bref instant, à peine le temps d’une petite averse vite séchée.
    A table, c’était surtout le père Joseph, qui parlait. La conversation tournait habituellement autour des sujets de la vie de tous les jours à la ferme : les prochaines récoltes, la traite des vaches, le cochon qu’on engraisse pour l’hiver, les réparations à faire sur le mur du fond…
    Là, c’était en quelque sorte, la présentation officielle de Nono. Bien entendu, autour de la table, tout le monde le connaissait, mais l’important était de dire son rôle à la ferme. C’est ainsi qu’il fut établi que Nono devenait garçon de ferme, logé et nourri avec un salaire suffisant pour lui permettre quelques menus achats. Dans un premier temps, il aidera le vieux Bébert qui lui apprendra le métier ou bien, il sera affecté à de petits travaux dans la ferme.
    Rien d’écrit bien sûr, et Nono qui n’a jamais aimé les chiffres, n’eut pas un instant l’idée de demander quel serait le montant de son salaire. Il était surtout content d’entrer dans cette nouvelle et grande famille, d’autant plus que, depuis sa place sur le banc, il pouvait voir Annie aidant sa mère entre le fourneau et la table.
    Au bout d’un mois, le père Joseph avait compris que Nono était plus à l’aise avec les bêtes qu’avec le matériel ou les humains. Il ne rechignait pas aux travaux des champs mais il fallait sans cesse le surveiller afin d’éviter que certaines mésaventures ne se reproduisent ; comme le jour où il avait versé la charrette pleine de sacs d’engrais dans un fossé.
    Au fil des jours et des saisons, la vie à la ferme suivait un cours quasi immuable. Parfois, un évènement marquant venait briser la routine. Ce fut le cas le jour où le père Joseph arriva avec sa toute nouvelle acquisition : un beau tracteur rouge d’occasion qu’il gara avec soin dans la grange, devant les yeux émerveillés de toute la maisonnée accourue au bruit pétaradant de l’engin. Ce tracteur, témoin de la modernisation du monde agricole, était destiné à remplacer avantageusement Aglaë, la vieille jument à la robe gris pommelé, qui commençait à peiner aux labours. Malgré tout, on la garda à la ferme, un peu par affection et beaucoup pour tirer la carriole qu’on utilisait pour aller au bourg.
    Pendant ce temps, Nono s’était complètement intégré à son nouvel environnement. En général, son travail le tenait occupé de l’aube au crépuscule, mais toujours à son rythme. C’était lui qui conduisait les vaches au pré le matin et les ramenait le soir pour la traite. Les filles de la maison, trop contentes de se débarrasser d’une corvée, lui avaient passé le soin de nourrir les poules, les canards, les lapins, l’unique chèvre Électre et le cochon Jason. Il aimait aussi sortir Aglaë pour une promenade autour de la cour et la panser longuement ensuite.
    Il n’avait pas à s’occuper des deux chiens Japet et Cronos qui n’obéissaient qu’à leurs maîtres, le père Joseph et le grand Marcel. Il y avait aussi une ribambelle de chats plus ou moins sauvages que l’on nourrissait de façon épisodique en contrepartie des mulots et des souris chassés.
    Ici, vous ne manquerez pas de noter qu’au Vigneau, héritage d’un aïeul lettré, exceptés les poules et les canards, tous les animaux portaient un nom issus de la mythologie grecque. Même la dizaine de lapins blancs que l’on laissaient parfois courir dans un petit enclos, étaient affublés, allez savoir pourquoi, d’un nom de déesse comme Artémis, Gaïa ou encore Vénus. Donc, ici pas de Médor, de Marguerite ou de Roussette, mais des Japet, Ariane, Cassiopée, Daphnée et autres fils ou filles de l’Olympe. Cette tradition s'est perpétuée à la ferme grace à un précieux livre à reliure vert bouteille que l'on conservait religieusement dans une armoire fermée à clef et qui recensait des miliers de noms de dieux, déesses, et autres héros ou demi-dieux de la mythologie.

    Au début, un peu surpris par tous ces noms bizarres, Nono s’en était accommodé et apprit vite à appeler chaque bête par son nom rigolo. D’ailleurs, si on l’avait laissé faire, même les poules et les canards auraient été ainsi baptisés. 
    Au passage, je vous livre une anecdote qui me fit sourire depuis mon lieu d’observation. Un des poussins d’une couvée qu’il avait vu éclore, l’avait pris en affection et peu après, le jeune poulet le suivait partout dans la ferme. Nono en était ravi et l’appelait Zeus ; il regrettait l’intransigeance de Josiane et de ses filles qui interdirent au poulet de suivre Nono dans la grande salle. Plus tard, lorsque Zeus rencontra sa destinée, elles s’arrangèrent pour tenir Nono à l’écart du sacrifice.
    Cadeau de sa patronne, il reçut une ancienne casquette de bonne toile dont personne ne voulait à la ferme. De la même couleur que sa salopette, elle lui allait bien et Nono l’adopta aussitôt. A tel point qu’il fallut insister pour qu’il l’enlève au moment des repas, le père Joseph y tenait.
    De temps à autre, on l’invitait, les filles de la maison surtout, à écouter une émission à la radio qu’on allumait le soir après le souper. Nono était rarement intéressé mais il restait sagement assis pour ne pas les contrarier.
    Malgré les pondoirs présents dans le poulailler, il y avait toujours une ou deux poules qui s’entêtaient à venir pondre — avec le vain espoir de fonder une famille — dans le haut tas de paille abrité sous la grange. Un des grands plaisirs de Nono était alors d’accompagner Annie, à la recherche de ces œufs cachés dans la montagne de paille.
   Nono ne lui avait jamais rien avoué mais Annie avait vite compris qu’il en pinçait pour elle et elle en profitait, sachant qu’elle pouvait lui demander n’importe quoi ; Nono ne lui disait jamais non. Elle avait rompu avec son copain Louis qui s’était avéré avoir la main un peu trop leste, mais avec Nono elle conservait le rôle d’une grande sœur, ce qui semblait le contenter.
    Le dimanche, après s’être occupé des animaux comme chaque matin, Nono, faisait sa grande toilette au robinet de l’étable et choisissait sa plus belle chemise (c’était facile, il n’en avait que deux) pour accompagner la maisonnée qui partait à l’église en carriole pour la messe.
    Seul le vieux Bébert, qui disait ne pas aimer les curés, séchait la messe et préférait faire un tour au bistrot pour boire un bon coup avec les copains. Oh, il ne rentrait jamais ivre, le père Joseph ne l’aurait pas toléré. Bien que du vin soit régulièrement servi à table, personne n’osait en abuser. Il faut dire que ce vin, issu d’un carré de vigne du Vigneau, même avec l’habitude, était juste buvable. Il y avait beaucoup à redire sur les talents de vigneron du père Joseph.
      Après la messe, Nono rencontrait sa mère et quelques camarades qui lui parlaient des derniers potins du village. Parfois, sa mère le gardait à déjeuner à la maison mais souvent, Nono préférait retourner au Vigneau où Josiane proposait un menu dominical amélioré afin de marquer dignement la fin de semaine.
    Nono n’a pas fait de service militaire. Il n’a d’ailleurs pas bien compris pourquoi il avait été réformé alors que des gars de son âge, guère plus futés, sont partis porter l’uniforme. Un soir de veillée, il avait écouté le grand Marcel raconter ses aventures en caserne et finalement, il était bien content d’y avoir échappé.
    On l’aura compris, si l’on tient compte de ses besoins limités, Nono menait une vie heureuse et paisible à la ferme.  Il avait sa chambre à lui, qui le gardait à proximité des animaux dont il s’occupait. Il mangeait à sa faim et souvent, Annie lui servait discrètement une deuxième part de viande ou de légume. Son travail lui plaisait et son patron le laissait tranquille. Il avait même obtenu de cultiver son petit carré de terre où, mettant en pratique son expérience d'aide-jardinier, il faisait pousser quelques légumes qu'il était content de donner à Annie en échange d'un grand sourire. Quand il avait fait un accroc à sa chemise ou à sa salopette, sa patronne Josiane, le lui recousait et quand, vraiment, c’était irréparable, elle lui passait un des vieux vêtements de son mari.
   
    En y repensant, même en tendant l’oreille de là-haut, je n’ai jamais su quel était le salaire dont Joseph avait parlé le premier jour et je n’ai jamais vu Nono manipuler la moindre pièce ou billet. Les rares fois où il allait chez un commerçant du bourg, il n’était jamais seul et l’on réglait l’emplette ou le verre de limonade à sa place. Vu son aisance avec les chiffres, c’était sans doute mieux ainsi.
    Le sujet du salaire de Nono fut d’actualité quelques temps après. Nono devait alors avoir 26 ou 27 ans, lui-même ne le savait pas très bien puisqu'à la ferme on n’avait pas l’habitude de fêter les anniversaires des adultes.
    Sa salopette avait grand besoin d’être remplacée ; elle était rapiécée de partout et de plus, Nono s’étant un peu élargi, elle le boudinait trop. Pour une fois, en puisant dans les anciens vêtements de Joseph et même du grand Marcel, Josiane n’avait rien trouvé qui lui convienne. Elle décida donc d’emmener Nono au bourg, un mercredi, qui était le jour de passage du commerçant itinérant chez qui elle savait trouver un large choix de vêtements de travail.
    Sur la place de l’église, un petit groupe de villageois attendait devant le grand camion entouré d’étals emplis d’objets divers. On y trouvait des chaussures, des vêtements, des articles de cuisine, des outils de toutes sortes, des livres, des magazines et même des cartouches de fusil.
    Et là, parmi les clients, se trouvait son frère Roger qu’il n’avait pas vu depuis des semaines. Ce dernier lui expliqua que leur mère s’étant cassé la jambe en tombant, le docteur l’avait expédiée à l’hôpital et avait fait prévenir son fils à son travail. Roger, qui y pensait depuis un moment déjà, avait alors décidé de prendre sa mère chez lui dès qu’elle sortirait de l’hôpital. Il habitait une maison, ancienne, mais suffisamment grande pour héberger sa mère. De plus sa femme venant d’accoucher d’un troisième enfant, la présence de la grand-mère à la maison serait une commodité appréciable pour tous.
    Il dit à Nono qu’il avait embauché Guy, un collègue et ami costaud, pour, aujourd’hui et demain, commencer à ranger et déménager une partie de la maison de leur mère et que l’aide de son frère serait aussi la bienvenue. A ce moment, Josiane intervint pour dire que ce serait difficile, Nono ne pouvant guère s’absenter de la ferme à cause des animaux. Guy, qui s’avéra être une “grande gueule”, leur dit que Nono n’avait qu’à prendre un ou deux jours des vacances auxquelles il avait droit. Sur quoi, Josiane rétorqua qu’il ferait mieux de se mêler de ses affaires. Puis, le ton monta quelque peu, les autres clients, intéressés, écoutaient la dispute et prenaient parti, les uns pour Josiane, les autres pour Guy. Ce fut le commerçant qui siffla la fin de la partie ; il commençait à craindre un chiffre d’affaire en chute libre. Il fit taire le gros Guy et proposa à Josiane de faire tout de suite ses achats et de retourner au Vigneau ; ce qu’elle fit en maugréant tout le long du chemin.
    Notez que j’aurais pu intervenir moi-même ; une petite ondée bien fraiche aurait probablement calmé tout le monde. J’allais m’y décider quand le commerçant s'en est chargé.
    Cette dispute désorientait Nono, il n’avait pas compris ce que voulait dire Guy à propos des vacances auxquelles il avait droit. Dans son esprit, seuls les gens riches de la ville avaient des vacances. A la ferme, personne n’en parlait. Le vieux Bébert n’en voyait pas l’intérêt et le grand Marcel non plus. Certes, au Vigneau comme ailleurs, il y avait des creux d’activité, surtout l’hiver, où l’on s’occupait le plus utilement possible, mais on n’appelait pas ça des vacances.
    Resté au bourg avec son copain Guy, René savait que l’affaire n’en resterait pas là. Dans leur entreprise, Guy était un représentant syndical redouté. Têtu et vindicatif, même les employés le craignaient. Pour lui, le risque d’acculer une entreprise à la faillite n’était pas un obstacle quand il était engagé dans une croisade syndicale, toujours persuadé de son bon droit.
    En discutant avec René, Guy s’informa de la situation de Nono et se promis de le rencontrer, seul à seul, afin de faire le point de sa situation. Il en était sûr, ses patrons l’exploitaient outrageusement.
    Il s’avéra que cette rencontre eu lieu dès le lendemain. En effet, au Vigneau le père Joseph, mis au courant de la dispute, se dit qu’il serait peut-être plus raisonnable de donner un jour de congé à Nono pour le déménagement de sa mère. Il avait peur que ce type, Guy, leur amène des problèmes. On lui avait raconté tous les ennuis que ce genre d’individu pouvait causer à une entreprise ou une exploitation agricole.
    Tôt le lendemain, dans sa salopette neuve, Nono arriva à la maison de son enfance où René et Guy avaient passé la nuit. Dès le café du matin, Guy entrepris d’interroger Nono sur sa vie à la ferme. Ses heures de travail, son contrat de travail, son salaire, ses dépenses, son logement, ses loisirs, son confort… tout y passa. Nono, un peu abasourdi, essayait de répondre du mieux qu’il pouvait. Pour Guy, certain maintenant que ses patrons profitaient de son handicap pour l’asservir honteusement, il fallait réagir. René lui dit qu’il ne fallait pas compter sur son frère pour faire changer les choses, même si on lui expliquait patiemment ce qu’il devrait dire au père Joseph.
    Réalisant qu’il n’avait aucune chance de convaincre les employés de la ferme de l’aider et encore moins de démarrer une grève, Guy rédigea alors, en termes simples, une liste de réclamations à présenter au père Joseph. Comme Nono adorait les confiseries, il ajouta qu’avec un vrai salaire, il pourrait s’acheter tous les bonbons ou chocolats qu’il voudrait et avoir des chemises ou des casquettes neuves et à son goût. En plus, il pourrait payer un verre aux filles, au bistrot du bourg.
    Ce soir-là, au souper, Nono était morose. Annie remarqua son absence de sourire quand elle lui servit un rabiot de soupe. Il repartit rapidement vers sa chambre avant même que quelqu’un n’allume la radio. Dans son lit, il rumina sa journée avec les paroles du syndicaliste qui pénétraient insidieusement son esprit, y répandant une vague de mécontentement.
    Nono se dit qu’il n’était pas si bien traité que ça. C’est vrai, on ne lui donnait jamais d’argent comme il avait pu en avoir lorsqu’il était aide-jardinier. Les sucreries ce n’était que le dimanche, à condition que Josiane le veuille bien et quant à Annie, elle n’avait jamais voulu qu’il l’embrasse sur la bouche. Il n’avait pas le droit de conduire le tracteur rouge et même ses balades avec Aglaë étaient limitées aux abords immédiats de la ferme.
    Le lendemain, dès l’aube, il ajouta quelques lignes et écrivit soigneusement son nom au bas de la liste fournie par Guy et se dépêcha d’aller voir le père Joseph avant que celui-ci n’ait quitté la grande salle. Il lui tendit simplement le papier et repartit en courant vers l’étable.
    Un peu surpris, le père Joseph, lut la liste des réclamations et comprit vite qui en était l’auteur : le type à problème, ce Guy. Mettant le papier dans sa poche, il se dit qu’il en discuterait avec Nono dans la soirée, en attendant, il avait à faire.
    Au repas de midi, l’humeur de Nono ne s’était pas améliorée, bien au contraire, il pensait maintenant à tous les torts qu’on lui faisait. Lui, d’ordinaire si calme et si gentil, devenait agressif avec les gens. Le grand Marcel, qui l’avait un peu gêné à table, reçu un grand coup de coude et le vieux Bébert qui lui demandait si ça allait, eu droit à un des rares jurons de Nono.
    Enfin, le soir, dès les vaches rentrées à l’étable, le père Joseph l’appela et le fit asseoir dans un coin de la grande salle. Il expliqua à Nono que ses demandes, à part une ou deux, étaient déraisonnables. Il voulait bien rédiger un contrat de travail mais, non, il n’allait pas lui verser le même salaire qu’au grand Marcel. Au sujet des horaires et des vacances, cela pouvait se discuter mais ici, ce n’était pas un emploi de bureau, et à la campagne if faut s’adapter au rythme des animaux et des saisons. Pour le dernier point, qu’Annie vienne l’embrasser tous les soirs, il lui dit en riant de voir cela avec elle, mais qu’il doutait qu’elle soit d’accord.
    Comprenant que la plupart de ses demandes ne seraient pas acceptées, Nono se buta davantage. Il voulait maintenant que le père Joseph lui donne tout l’argent qu’il avait gagné depuis son arrivée. Celui-ci commença à voir rouge, il n’avait pas l’habitude qu’on lui tienne tête et surtout, venant de ce freluquet qu’il avait généreusement recueilli à la demande du curé. En colère, il dit à Nono que s’il n’était pas content, il n’avait qu’à partir, il lui faisait cadeau des derniers vêtements achetés.
    Oui, se dit Nono, je vais m’en aller. Guy a dit que je trouverai facilement un meilleur boulot, surtout s’il y a un syndicat. Il refit son balluchon avant de se coucher pour être prêt à partir dès le lendemain.
    En partant, il croisa Josiane qui, désolée de son départ, l’embrassa et lui remit un peu d’argent au cas où il voudrait prendre le car pour la ville. C’est vrai que sa mère n’étant plus au village il ne pouvait aller que chez son frère. L’arrêt du car était à la périphérie du bourg et Nono se débrouilla pour donner l’adresse approximative de son frère à un chauffeur compréhensif.
    Après avoir demandé plusieurs fois son chemin, il sonna enfin à la porte de son frère. Celui-ci fut surprit et modérément ravi de le voir arriver. De ses explications, il comprit que Nono avait claqué la porte de la ferme du Vigneau et s’attendait tout naturellement à être embauché dans l’entreprise de René et Guy ou dans une autre du même genre.
    Ce ne fut pas le cas. L’entrevue que René avait réussi à obtenir pour son frère ne déboucha sur rien. Le seul emploi possible pour lui aurait été l’entretien des terrains attenants à l’atelier, emploi déjà pourvu. Pour le reste, Nono n’avait clairement pas les qualifications. Les quelques autres rendez-vous décrochés étaient du même ordre, le recruteur s’apercevant vite du handicap de son visiteur. Un appel à Guy ne donna rien de plus, le syndicaliste était passé à un autre combat. Il avait fait le nécessaire en alertant Nono et en l’aidant dans ses revendications, pour lui, l’affaire était réglée.
    On peut le comprendre, le moral de Nono était au plus bas. Chez son frère, il n’avait rien d’intéressant à faire, pas d’animaux, pas même un chat ou une tortue dont il aurait pu s’occuper. Vu sa maladresse habituelle, sa belle-sœur rechignait à lui confier ses enfants, même si ceux-ci aimaient bien jouer avec leur oncle. A l’extérieur, c’était la ville ; trop grand, trop de gens et trop de bruit.
    Pour moi aussi, l’atmosphère de la ville est trop bruyante et surtout bien trop polluée. J’évite d’y faire des séjours prolongés, d’autant plus que ma présence n’est guère appréciée des citadins. J’avoue donc que j’ai limité mes observations de notre personnage préféré, sans toutefois le perdre de vue totalement.
    René, dont la patience avait des limites, commençait à trouver la présence de son frère pesante et pensait qu’un retour au Vigneau serait la meilleure solution pour lui. Il entreprit donc de le persuader qu’il était fait pour le travail à la ferme et qu’il regrettait d’être parti, ce que Nono finit par admettre. Cependant, il restait à obtenir l’accord du père Joseph et ce n’était pas gagné. Par un copain d’enfance qui allait souvent à Villelongue, il savait qu’au Vigneau on avait été surpris et choqué de la conduite de Nono. René se décida à aller lui-même au Vigneau plaider la cause du fugitif.
    L’accueil fut froid. Le fermier ne semblait pas disposé à passer l’éponge sans contrepartie. René expliqua que la faute en revenait à ce syndicaliste qui avait mis des idées dans la tête de Nono. Lui-même n’avait pas réalisé à quel point son frère avait été manipulé. Il en était sûr, maintenant, Nono avait bien compris ses erreurs et était prêt à travailler dur pour qu’on le reprenne à la ferme.
    D’un autre côté, au Vigneau, le départ de Nono s’était fait vraiment sentir, surtout en ce qui concerne les soins aux animaux. De plus, Annie s’était trouvé un amoureux et parlait d’un mariage avant l’hiver avec une installation en ville. Donc, si Nono faisait acte de contrition, le père Joseph acceptait généreusement de le réembaucher. René revint chez lui, ravi et soulagé, impatient d’annoncer la bonne nouvelle à son frère.
    Le lundi suivant, le Vigneau vit arriver un Nono penaud et portant toujours son balluchon comme la première fois, mais avec quelques années de plus. Cette fois, ce fut le père Joseph et sa femme qui l’accueillirent en l’embrassant. La “fugue” était pardonnée.
    Chose promise, chose due. Un contrat d’embauche, succinct, fut rédigé et le père Joseph décida de verser un vrai salaire, pas mirobolant non plus, à son employé qui en fut ravi. Celui-ci fut chagriné du prochain départ d’Annie mais il se consola avec son travail et les animaux qu’il retrouva avec plaisir. Il apprit notamment à fabriquer des nichoirs pour les mésanges ou les moineaux qu’il aimait entendre dès l’aube, piailler près de son logis.
    De nouveau, le temps passa sans incident majeur. Il faut quand même noter la mise à la retraite de Bébert qui devenait vraiment vieux et, refusant obstinément d’entrer dans la maison de retraite du canton (tenue par les religieuses honnies), emménagea chez sa sœur dans un village voisin. Celle-ci, veuve depuis peu, ne fut pas fâchée de partager sa solitude avec Norbert (eh oui, ce n’était pas Robert comme tout le monde le croyait !), même si son vieux célibataire de frère n’avait pas toujours le caractère facile.
    Puis la retraite du père Joseph lui-même qui, souffrant d’arthrose, passa les rênes de la ferme à sa fille Éliane et au grand Marcel, tout en restant au Vigneau avec Josiane.
    Nono avait trouvé son équilibre. L’épisode fâcheux du syndicaliste était oublié depuis longtemps et sa situation lui convenait tout à fait. En plus de sa chambre, il avait récupéré celle de Bébert qui lui avait aussi légué sa malle en osier, il pouvait ainsi prendre ses aises dans son grand logement. C’était ça le bonheur.
    On appelait toujours le cochon Jason mais ce n’était pas le même. Aglaë avait tiré la carriole jusqu’à la fin de sa vie et maintenant, le grand Marcel se demandait si c’était utile de la remplacer… avec la nouvelle camionnette qui servait la semaine comme le dimanche pour les trajets au village.
    Ici, se termine mon histoire. Inutile de demander au sorcier de faire une danse de la pluie, je ne vous dirai pas comment finit la vie de Nono. Sachez simplement qu’il vécut très vieux et que pendant longtemps, à la ferme et au village, on ne le connut que sous le nom de “tonton Nono”.

  PH